La piraterie et l’expérience des femmes somaliennes

by | Mar 16, 2014 | LCSC, War and Society | 0 comments

Au cours des dernières années, le problème de la piraterie en Somalie a été internationalement reconnu à point tel que même Hollywood y a prêté attention. Le dernier film de Tom Hanks, Capitaine Phillips, a reçu d’élogieuses critiques pour sa représentation du détournement en 2009 du navire à moteur Maersk Alabama. Alors que l’action et le drame vécus en haute mer peuvent bien se transposer dans un long métrage, l’impact plus large de la piraterie sur les femmes somaliennes n’est généralement pas documenté. L’attention des médias et des scientifiques a été presque entièrement concentrée sur les acteurs directement impliqués : les pirates, lesquels sont pratiquement tous des hommes, et les victimes étrangères des attaques des pirates. La façon dont les évènements survenant en mer affecte les femmes, qui, elles, restent sur la terre ferme, est largement ignorée.

Il y a une division de l’opinion au sein de la société somalienne à savoir si l’on doit considérer les pirates à titre de héros ou bien de criminels. Le débat provient en partie des origines mêmes de la piraterie :  “La dernière ressource que la Somalie détient est la mer, mais les chalutiers étrangers y ont pillé tout notre poisson. C’est ce qui nous a conduits à la piraterie. Nous devons nous tourner vers la piraterie afin de survivre”. Ce sont les mots de Daybed, l’un des pirates ayant pris part au détournement du navire à moteur, le Sirius Star, cités d’après l’ouvrage de Mary Harper, Getting Somalia Wrong, publié en 2012 (148). Daybed est l’un des nombreux pirates qui soutiennent que leur pillage était une action défensive plutôt que de l’opportunisme ou de l’avarice.

Selon les sources, la pêche illégale déroberait à la Somalie entre 94 et 450 millions de dollars annuellement. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime qu’en 2009, l’une des années où les pirates somaliens ont été le plus actifs, les profits engrangés se situeraient entre 50 et 100 millions de dollars. Considérant l’expansion de la pêche illégale, il est facile de comprendre comment la piraterie est apparue et même comment elle est justifiée par ceux qui font du pillage une carrière. Plusieurs années sans gouvernement signifient qu’il n’y a aucune armée ou marine centrale pour protéger de façon extensive le littoral somalien, le plus long de l’Afrique s’étendant sur plus de 3 300 kilomètres, ou ceux dont le mode de subsistance repose sur la pêche. Cela signifie également qu’il n’y a aucune force somalienne pour se défendre contre les pirates.

D’un autre côté, certains Somaliens ne considèrent comme criminels que les pirates qui ont causé de la souffrance. Un rapport des Nations Unies sur le développement humain en Somalie datant de 2012 rapporte les paroles d’un résident de la ville d’Haradhere, repaire de pirates : “Nous vivons dans un État de peur et de violence. La présence de pirates semble prolonger le conflit somalien”. De façon similaire, dans une histoire datant de 2009 tirée d’Al Jazeera, un homme, décrit en tant que leadeur islamique dans la ville d’Eyl, un repaire de pirates, et dénigrant la piraterie proclamait ceci : “Nous haïssons tous les pirates, mais nous n’y pouvons rien. Ils sont plus puissants que nous”.

Même si de nombreux pirates ont débuté en tant que pêcheurs devant défendre leur moyen de subsistance, la piraterie s’est ultimement révélée comme l’une des carrières les plus lucratives, bien que dangereuses, pour des milliers de jeunes somaliens sans emploi, dont bon nombre sont sans domicile ou constamment forcés de se déplacer à cause du conflit. La piraterie a attiré vers la côte des hommes des quatre coins du pays pour y rechercher du travail. À l’insu de bien des gens, la piraterie a également attiré bon nombre de femmes.

Pour de nombreuses femmes qui partent à la recherche d’un revenu dans une ville repaire de pirates, cela signifie de quitter leur famille et d’entreprendre un dangereux voyage à travers le pays pour rejoindre la côte. Cependant, ce ne sont pas toutes les femmes qui sont capables d’y trouver le type d’emploi qu’elles recherchent et, même si elles y arrivent, les pirates peuvent être forcés de changer leur camp de base et, par conséquent, les emplois peuvent disparaitre. Plutôt que de rechercher à être employées par la suite, de nombreuses femmes se tournent à la place vers un pirate.

Un article publié en 2011 dans The New Republic rapportait ces propos d’une jeune femme somalienne : “Nous marions les pirates! Autrement, nous aurions faim”. Cependant, les maris pirates ne procurent pas nécessairement la sécurité que les femmes recherchent. Les pirates ont souvent l’option d’attirer de jeunes épouses en leur promettant du luxe, pour ultimement abandonner leurs femmes et enfants actuels pour une nouvelle conquête. Un article paru dans le Somalia Report, agence de presse basée à Mogadishu, citait les propos d’une femme : “Pendant les premiers mois, nous avons eu du bon temps, mais, après qu’il ait obtenu une autre rançon, il a commencé à sortir avec une autre femme. Finalement, j’ai demandé le divorce”. D’un autre côté, ce ne sont pas tous les pirates qui arrivent à un tel succès financier. Les bénéfices d’une rançon sont rapidement taris puisque les hommes, ayant vécu toute leur vie à partir de rien, dépensent sans limites, laissant le pirate et sa femme (ou ses femmes) encore une fois sans ressources.

En dépit des conséquences potentielles, plusieurs femmes voient en un mari pirate leur chance d’échapper à la pauvreté. Autrement, des familles offrent la main de leurs filles aux pirates : dans un pays dans la misère tel que la Somalie, marier sa fille est une source de revenus à cause des paiements de la dot qui sont traditionnellement faits entre les familles et non pas entre individus. En fait, cela rend le mariage d’autant plus difficile pour les hommes pauvres dans les régions où les pirates opèrent puisque les familles s’attendent désormais à des dots beaucoup plus élevées qui peuvent être inaccessibles pour ceux qui ne pratiquent pas la piraterie.

Il n’y a pas seulement le coût du mariage qui augmente. Les pirates apportent des quantités substantielles d’argent dans les villes côtières et, dans certains cas, c’est cette principale source de revenus qui permet de préserver l’économie locale, mais tous ne bénéficient pas de ce flot d’argent. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime rapporte que l’afflux soudain de richesse crée une fausse inflation et fait augmenter le prix des biens pour tout le monde, incluant les femmes et leurs familles.

Pour les pirates prospères qui nagent dans l’argent récolté par les rançons, cela n’est évidemment pas un problème. Tel que le souligne le chercheur Shukria Dini : “les jeunes hommes qui gagnent d’énormes montants d’argent, armes et pouvoir par la piraterie sont également capables d’acheter n’importe quel bien qui est accessible sur le marché local incluant la chair féminine”. Même si peu a été écrit sur la prévalence des travailleuses du sexe en Somalie, particulièrement dans les villes repaires de pirates, de nombreuses sources mentionnent au passage que la prostitution est l’une des principales sources de dépense pour de nombreux pirates somaliens. Par exemple, un homme, cité dans le rapport des Nations Unies sur le développement humain, a dit à propos des 70 000 dollars qu’il a récolté dans sa seule tentative de rançon réussie : “J’ai gaspillé mon argent pour de l’alcool, du khat, des professionnelles du sexe et une nouvelle voiture”. Dans le livre de Jay Bahadur, intitulé The Pirates of Somalia, un vendeur de khat, une plante mastiquée pour produire des hallucinations bénignes, le confirme en rapportant que “la plupart des pirates dépensent leur argent pour trois choses : du khat, de l’alcool et des femmes”.

Le khat lui-même est la cause d’une controverse dans plusieurs communautés somaliennes. Pour la plupart des femmes qui en vendent, c’est à tout le moins une source de revenus. Cependant, vendre continuellement du khat à des pirates peut aussi mener vers la prostitution. Par exemple, le Somalia Report relate le cas d’une femme à qui un pirate, consommateur, aurait demandé une fois de se déshabiller pour lui. “Il m’a promis 100 dollars pour seulement dix minutes de service. Je ne pouvais pas le croire”, a-t-elle dit. L’article, publié pour la première fois en 2011, rapporte que cette femme n’a plus eu recours à la prostitution par la suite, mais que cela avait été une source temporaire de revenus. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) a relevé que ces femmes, qui se tournent vers la prostitution lors de crises humanitaires afin de se nourrir elles-mêmes ou leurs familles, sont nouvelles dans l’industrie et ont davantage de difficultés à se mettre en réseau avec les autres travailleuses du sexe et à négocier des relations sexuelles protégées.

Pour de nombreuses femmes, l’acte de la piraterie et les dangers qui en découlent peuvent avoir un impact direct sur leurs vies. Les maris pirates peuvent se perdre en mer, être capturés, emprisonnés ou encore tués. Dans d’autres cas, les femmes sont mariées à des pêcheurs qui ne peuvent désormais plus subvenir à leurs besoins puisque la piraterie en a fait la cible d’attaques – que ce soit par les pirates eux-mêmes ou par des bateaux étrangers qui tentent de poursuivre les pirates, mais qui ne peuvent pas faire la différence. Elles sont laissées sans maris et souvent sans revenus pour élever leur famille. D’ailleurs, la piraterie désorganise la distribution de l’aide alimentaire : c’est évidemment beaucoup plus difficile d’envoyer de l’aide alimentaire dans les ports touchés par la piraterie et près de 95 % de l’aide destinée à la Somalie est envoyée par mer (le navire à moteur Maersk Alabama du susmentionné film Capitaine Phillips transportait 5 000 tonnes de produits pour l’aide alimentaire parmi la charge de son cargo). Parmi les réfugiés qui dépendent de cette aide, 70 à 80 % sont des femmes et enfants, lesquels peuvent être ajoutés au compte des victimes de la piraterie.

Bien sûr à un plus large niveau, l’insécurité causée par la masse de jeunes hommes armés appauvris et souvent désespérés crée une dangereuse situation pour les femmes, ainsi que pour la population somalienne, si ce n’est au-delà. Un récent rapport de la World Bank, de l’ONUDC et d’Interpol souligne qu’entre 2005 et 2012 les détournements survenus près de la côte somalienne et de la corne de l’Afrique ont conduit aux paiements de rançons totalisant près de 413 millions de dollars américains. C’est dire qu’un montant d’argent similaire a été utilisé pour financer les activités criminelles à travers le globe, incluant le financement de milices, aussi bien que le trafic d’armes et le trafic humain.

Les causes de la piraterie ont peut-être été d’abord la pauvreté avant de devenir l’avarice, mais les racines du problème, incluant la pauvreté et le conflit armé, ne peuvent pas être réglées par une riposte navale. D’autant plus que ce type de riposte n’éradiquera pas les problèmes que la piraterie a causés pour les femmes en Somalie. Un rapport de la Mission d’assistance des Nations Unies en Somalie (MANUSOM) rapporte que le nombre d’attaques de pirates est en déclin; 17 attaques ont pris place durant les neuf premiers mois de 2013 comparativement à 99 attaques durant la même période en 2012. Cela pourrait en partie être relié à l’établissement d’un gouvernement en Somalie, étant donné que des élections ont été tenues l’an passé en septembre. Dans la section intitulée Pour la résolution de la cause première de la piraterie au large de la côte somalienne le rapport de la MANUSOM détaille certains efforts qui ont justement été faits pour réduire les actes de piraterie, incluant la consolidation de l’industrie de la pêche, l’établissement de programmes de formation professionnelle et la promotion des modes de subsistance alternatifs pour les jeunes hommes. Toutefois, dans cette campagne le sort des femmes qui ont subi les conséquences de la piraterie a été, encore une fois, négligé.

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